Ils marchaient dans ce pays de chênes verts, de rocailles, de thym et d’autres verdeurs pauvres mais odorantes, depuis bien avant le jour.
A présent le crépuscule, nuages rougeoyants et ciel d’un bleu resserré, leur faisait face, au gré des hésitations de la sente sur laquelle ils progressaient.
A chaque nouvelle vision de cette lueur déclinante un peu de courage leur revenait mais dans l’instant suivant, le découragement les reprenait avec plus de violence. Alors, un flot d’interrogations, de reproches même, à l’adresse de ceux qui les menaient, envahissait leur esprit et leurs jambes étaient assaillies de crampes nouvelles.
– Nous allons vers l’Ouest ! C’est parfait !
– Tu t’y retrouves toi ? Avec tous ces méandres que fait le chemin !
– Je te dis que c’est par là. En gros, nous allons vers l’Ouest.
– Peut-être que c’est la bonne direction, mais que ça n’y va pas ?
– Je ne comprends pas ton charabia !
Cela fait des années que personne n’a emprunté cette piste. Il n’en reste que le passage des chevreuils et des sangliers, mais c’est notre chemin !
– Tout de même …
– Tu as autre chose à proposer ?
– …
Le sentier n’était plus à présent qu’une corniche étroite. D’un côté un grand vide de plus d’une vingtaine de mètres tapissé en son fond d’une brume qui empêchait d’en discerner les limites. De l’autre le grand corps de la falaise. Une paroi tout aussi verticale dans laquelle on pouvait voir, de temps à autre, très haut au-dessus des têtes, d’immenses cavités circulaires que seules les eaux d’un déluge biblique avaient pu creuser, modeler, polir.
Luce était émerveillée par les rondeurs sensuelles de ces nombrils géants qui s’ouvraient sur les profondeurs de la montagne.
Quels enfants ont bien pu naître de cette mère si massive, si sombre, si lente ?
Imaginer les « enfants » de la falaise faisait oublier à Luce la fatigue qui s’était emparée de son corps, la douleur de certains de ses muscles et les ampoules qu’elle devinait baignées de sang sans ses chaussures.
…
– Quelqu’un pourrait glisser. Il va falloir nous encorder.
– Tu as raison. C’est vraiment très étroit et avec tous cette caillasse au sol…
– Dis à Joé de faire passer l’ordre et une des extrémités de la corde qu’il porte. Que chacun la fixe par un mousqueton à sa ceinture.
– Dis-lui aussi de nous passer l’autre bout lorsqu’il se sera lui-même encordé.
…
La nuit était tombée, mais heureusement, peu de temps après, une lune emmaillotée de nuage qui parvenait cependant à diffuser un peu de sa clarté s’était levée derrière eux.
…
L’astre, à présent juste au-dessus de leurs têtes, donnait à voir son beau visage énigmatique au centre d’un grand disque de ciel clair, piqué de quelques étoiles. Tout autour du halo lumineux ainsi formé, sur le reste du ciel, régnait une pale lueur laiteuse triste et oppressante.
Hommes et femmes, écrasés de fatigue avançaient sous cette lueur, les mains fixés sur une corde qui leur donnait la cadence.
Certains dormaient par intermittence, pendant quelques mètres, se réveillant invariablement tous les dix pas qu’un automatisme comptait pour eux dans leur sommeil. D’autres n’étaient guère plus éveillés et se laissaient guider par les oscillations lentes de la corde et ses changements de direction.
Lorsque la tête de la colonne s’arrêta, beaucoup faillirent perdre l’équilibre en heurtant celui qui les précédait. Mais il n’y eut pas de grand dommage. Quelques casquettes qui finirent dans les brumes du précipice, à présent invisibles, mais aucune perte humaine.
– Le chemin s’arrête ici, il devait y avoir un pont.
– A présent que la lune a disparu on n’y voit plus grand-chose.
– Sur ma carte il y a un pont qui enjambe une rivière .
– Quel genre de rivière ?
– Importante, de l’eau toute l’année en quantité.
– Quelle profondeur ?
– Une grande rivière. Au moins cinq six mètres.
– Tu es sûr de toi
– Impossible de se tromper. Nous avons avancé vers l’Ouest, c’est le seul endroit possible. Nous sommes au-dessus de l’innghe, plus de pont, il faut sauter !
– Quoi ?
– Nous ne sommes pas venu jusque-là pour faire demi-tour, d’ailleurs c’est maintenant impossible. Il nous faut trouver de l’eau, à manger … et nous sommes si près du but
– …
– Tu vois une autre solution ?
– …
De sa voix de chef, Il avait expliqué à tous la situation , une voix qui pouvait être douce, grave, volontaire tout en communiquant de l’énergie à son auditoire. Tous s’étaient tu, la fatigue y était certainement pour beaucoup, mais surtout, personne n’imaginait faire tout ce chemin en arrière.
On avait convenu qu’ils resteraient encordés. Une fois dans l’eau les meilleurs nageurs soutiendraient ainsi plus facilement les autres. Et il serait toujours temps, alors, de se détacher pour ceux qui le voudraient.
Ils avaient sautés.
Luce n’avait entendu ni giclement d’eau, ni cri. La brume de plus en plus épaisse avait tout recouvert de son silence.
Elle ne regrettait pas d’avoir, à l’insu de tous, détaché son mousqueton.
Seule à présent, elle contemplait la montagne, la lune était réapparue. A quelques mètres au-dessus d’elle se trouvait un de ces orifices qui l’avait fait rêver pendant sa marche.
Luce parvint à escalader la paroi. Elle pénétra dans la cavité, un son de coquillage marin, presque une musique, lui parvint aux oreilles.
Après être restée quelques secondes à l’écouter, Luce repris sa marche.
L’obscurité se fit peu à peu dans ce couloir de chair figée, Luce se sentait en sécurité, protégée, de plus en plus proche lui semblait-il d’un lieu qui l’attendait après qu’elle l’ait quitté un jour, à regret.
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