Vases communicants de novembre : « Étranges voisins 1/2 » – Alain Nouvel

vasecommunicants Ces vases communicants de novembre, j’accueille Alain Nouvel, pour lequel c’est la première participation à ce rendez-vous mensuel.  

Le thème qu’il a choisi pour cet échange est le titre de son texte.
Le fait que nous habitions à quelques centaines de mètres n’est pas étranger à ce choix.


Étranges voisins

Il a soudain compris qu’il y avait, autour de lui, non pas des marionnettes qui bougeaient, des semblants d’hommes et de femmes ornant sa seule humanité, mais des mondes vivants et pensants, des planètes habitées. Et d’un coup, tout s’est arrêté. Il est resté souffle coupé. Se sentant soudain perméable, poreux. Devant lui, des passants passaient, des piétons traversant au passage clouté, obéissant aux injonctions lumineuses : « Bonhomme vert, passez, bonhomme rouge, attendez. » Et lui, il restait là, figé dans sa révélation : les autres existaient. Peut-être même existaient-ils plus que lui, mieux que lui. Il regardait debout, le dos posé contre le pilier froid du feu de signalisation, ceux qui passaient en un flot presque ininterrompu, abondant, régulier, à peine suspendu par la circulation. Il n’était pas le seul. Et pourtant, jamais il ne s’était senti aussi seul, isolé, réduit à cette singularité inquiète qu’il venait de découvrir, à cette humiliante condition de n’être presque rien, un presque rien, presque personne parmi tous. Il en dévisageait quelques uns, quelques unes, il se sentait enfin libéré du souci de son moi, il allait pouvoir entendre celles ou ceux qui allaient lui parler. Enfin les entendre eux, et non pas lui en eux. Mais, à coup sûr, celles et ceux dont il cherchait à croiser le regard, et qui le plus souvent détournaient le leur ou faisaient semblant de ne pas le voir, n’avaient aucune envie de le reconnaître, lui. Il était pris d’un doute affreux. Et si tous ces gens-là étaient encore comme il avait été lui avant sa révélation, le considérant comme l’un des objets amovibles d’un décor pour la pièce dont ils étaient, eux, les héros?

Et puis, cet endroit de passage qui, sans être inquiétant générait de l’angoisse, lui sembla peu propice, il eut soudain envie de quitter ce lieu, vertigineux et ambigu, pour aller où ? A une terrasse de café ? Dans un hall de gare ? Dans un grand magasin ? Un musée ? Tous ces lieux d’urbanité lui semblèrent soudain impossibles, infréquentables, il n’avait pas envie, pas besoin de cela. Un banc public ? Dans un parc, au pied d’un chêne centenaire ? Non loin d’un bassin à carpes et canards ? Il ne savait plus. Il lui semblait voir tout d’un coup non plus la ville qu’il croyait connaître, ses rues, ses croisements, ses places, ses espaces piétons ou routiers, touts ces endroits à tailles d’homme et fait pour l’homme, mais quelque chose d’autre, disproportionné, les bois, les marécages, les piaillements, les bruits, les animaux, les odeurs, le silence profond qu’il y avait eu avant, bien avant, qu’il y aurait après, bien après cette trop humaine occupation. Les pavés que ses pas heurtaient, et qui semblaient durs et solides, équarris avec précision, s’enfonçaient comme un humus meuble, il se sentit soudain vacillant, incertain, il y avait non seulement les autres, mais de l’Autre, un grand autre de l’autre, silencieux, mystérieux, bienveillant et hostile, et muet.

Il frissonna.


Mon texte est sur son site « intolerablemauron »


Retrouvez la liste des Vases Communicants du mois ici. 
(Merci à Marie-Noëlle Bertrand : La dilettante)
 « Tiers Livre (http://www.tierslivre.net/) et Scriptopolis (http://www.scriptopolis.fr/) sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. »