(enseignement) Stella Baruk a-t-elle voulu nous enfumer ?

Dans le journal libération du 22 juin 2016, l’illustre mathématicienne – qui contribue depuis des années à la réflexion sur l’enseignement de la matière – a critiqué fortement pour ce qui est de « l’apprendre à compter », la présentation des nombres les associant à des « choses concrètes». Pour cela elle évoque les mots d’Antoine Destutt de Tracy (philosophe des lumières)

«Nous pouvons bien dire un cerisier plus un cerisier est ou devient deux, mais nous ne pouvons pas dire un cerisier plus un poirier est ou devient deux, car on ne saurait dire si c’est deux cerisiers, ou deux poiriers, vu que ce n’est ni l’un ni l’autre. A la vérité, on peut dire un cerisier plus un poirier font deux arbres, mais c’est qu’alors l’unité n’est plus ni l’idée cerisier ni l’idée poirier, mais l’idée arbre.» 

Et si on joue avec la réalité, alors il convient d’être rigoureux jusqu’au bout nous dit Destutt de Tracy. Du coup, devinez ce qu’il nous propose pour «avoir le droit» de compter des cerisiers ? Qu’ils aient « le même nombre » de cerises ! Sinon, «un et un ne seront pas deux» ! Il m’a fait mourir de rire avec ses cerises !

Cette rigueur, d’après la manière dont S.B. cite l’auteur, conduirait à ne pouvoir additionner que des objets identiques ?

(Qui ira lire le texte original d’Antoine Destutt de Tracy verra qu’il n’en est rien et que S.B. a détourné celui-ci au profit de sa condamnation des « quantités concrètes »)

S.B. semble oublier ici la nature même du langage (des mots) qui ne manipule jamais de « choses » mais uniquement des catégories (le texte original de Antoine Destutt de Tracy est dans ces traces-là !) poires, pommiers, bidons, … , catégories qui aident l’esprit à convoquer, imaginer, les « choses » elles-mêmes.

Un cerisier et un poirier sont des végétaux qui appartiennent aux catégories respectives d’arbre qui produit des cerises, ou d’arbre qui produit des poires. L’évoquer lorsqu’on apprend à compter, c’est aider l’enfant à acquérir les facultés d’abstraction qui lui donneront accès et maîtrise du langage.
(« Le langage est une matière à travailler, et pas seulement un instrument de communication. » Peignard Emmanuel. Terrail (Jean-Pierre). – De l’inégalité scolaire. In: Revue française de pédagogie, volume 145, 2003. pp.)

L’enfumage que j’évoque (et qui chez Tracy était peut-être une finesse d’esprit visant à stimuler l’esprit critique du lecteur) réside dans la confusion entre catégorie et objet que suppose la seconde partie de (tronquée*) de la citation.

Lorsqu’on additionne un cerisier et un cerisier c’est un abus de langage. En réalité il s’agit de mettre en commun la qualité de cerisier pour deux êtres végétaux différents.

Si je plante un cerisier, puis un autre, j’ai alors deux arbres qui font des cerises.

C’est ce travail fin, de mise en commun, sensibilisation à la notion – que l’enfant verra plus tard sous le nom de « factorisation » – qui permet progressivement de comprendre que « l’on ne peut additionner que deux quantités qui ont un caractère commun. Ce caractère commun étant alors l’unité (on comprend alors tout le sens de ce mot qui permet  précisément d’« unifier »).

D’où la pertinence de l’enfant qui dit que trois pommiers et quatre poiriers (« convertis » par une abstraction fine en « arbre ») font sept arbres.

Il me semble que l’erreur, s’il y a, de S.B. est de vouloir que l’école « première » ou primordiale, fasse (pour parvenir plus rapidement à … ( je ne sais quoi?)) l’économie du travail principal qui, elle a raison sur ce point, « demande des années de socialisation »(sic) , mais dont les fruits sont bien plus utiles que de savoir diviser 178.8 par 8.

Ainsi les nombres ne sont jamais concrets. Ceci est d’autant plus vrai pour le petit d’homme qui vient de les « recevoir » et qui, peu de temps avant en était encore à assimiler le fait que le mot « poirier » pouvait désigner deux être différents et n’était donc pas « le nom propre » de l’un d’eux, mais un caractère abstrait, une qualité qui permettait à elle seule (sous certaines conditions) de désigner cet être.

Chez l’adulte en général, et plus encore chez l’enseignant qui en « use » constamment, la perception de cette complexité et du caractère éminemment abstrait du mot  pommier »  s’est considérablement affadie, voir même, à disparu de la conscience. Chez l’enfant, elle a la saveur du goût d’un fruit à peine découvert.

C’est en travaillant ces notions, dans l’enseignement du « compter », dans la durée et la densité, à travers cette socialisation du langage qui demande des années d’application, que l’enseignement des « mathématiques pour tous » (les premières, vivantes et durables) atteindra les objectifs souhaitables de la matière (objectifs qu’il ne faudrait surtout pas confondre avec des programmes, techniques ou outils) au service de la construction de tout ce que le petit d’homme apprendra dans la suite de son parcours.


Note : il arrive que des élèves me demandent, la sonnerie ayant donné le signal d’un temps libre de contraintes, « combien font un et un ?» (Souvent par goût du jeu, ou avec une plaisanterie à suivre.

Je leur propose alors la méthode expérimentale. Et donc, d’écrire « 1 + 1 » sur une feuille, de l’enfermer dans un tiroir quelques temps, puis de l’en retirer. De lire alors ce que cela « aura fait ».

…(sourire, rire, étonnement, contestation saine …)

Un et un ne font rien, c’est l’esprit de celui qui pose la question qui éventuellement (mais rien ne l’y contraint hors la demande impérieuse d’un tiers) fait deux.


L’article de libération Où s’exprime Stella Baruk (le doute que j’évoque dans le titre est réel, la force et le risque des interview dans un grand quotidien étant d’avoir peu de temps pour dire tout ce qu’on voudrait … transmettre.
S.B. a peut-être juste un peu forcé le trait pour évoquer sa défiance (du moment) vis-a-vis des « nombres (dits) concrets ». Alors même que dans des livrets qui portent son nom ils sont abondamment utilisés.
Comme par exemple :  « 
Pour un apprentissage du nombre et de la numération fondé sur la langue et le sens  »
Ce qui me conduit à penser que Stella Baruk ELLE-MÊME aurait pu écrire cette page en réaction à SA lecture de l’article de Libération (sourire)²

Le texte original de Tracy, où l’on verra que Stella Baruch avait peu de raison de mourir de rire  car l’auteur met bien en évidence le caractère abstrait de ce « deux cerisiers » que S.B. juge (trop) concret.

En audio :